CEF Christoph Théobald
Discernement et accompagnement.
Quelles perspectives ecclésiales ?
Après tout ce que nous avons déjà entendu aujourd’hui, il me semble important d’insister cet après-midi sur les perspectives ecclésiales dessinées par l’Exhortation Amoris laetitia. « Quelles perspectives ecclésiales ? » Dans la postface de l’édition du Service nationale Famille et société et de la Faculté de théologie du Centre Sèvres, je parle d’une nouvelle perspective (au singulier) pour l’Église. Pourquoi ?
Plus en effet nous prenons conscience de la diversité infinie des situations humaines et spirituelles des individus, des couples et des familles dans notre société – et cela grâce à la rencontre effective des personnes –, plus nous sommes conduits à une vision plurielle, « multitudinariste » (comme on dit aussi) de l’Église. Le pape François exprime cette vision par sa métaphore préférée, celle du polyèdre qui illustre le dernier des quatre principes de sa pensée sociale :
Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point ou un autre. Le modèle est le polyèdre qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. Tant l’action pastorale que l’action politique cherchent à recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun. (EG, 236).
François applique cette métaphore dans Amoris laetitia au synode en tant que représentation de l’Église tout entière (AL, 4). En réalité, cette métaphore dit d’abord quelque chose de tout-à-fait essentiel de ce qu’est la « grâce » et la « miséricorde » de Dieu ; deux termes-clé qui traversent l’Exhortation d’un bout à l’autre : « grâce » ou « don » et « miséricorde » ou « proximité ». La grâce renvoie à l’expérience de gratuité et la capacité de la foi de recevoir tout comme don ; elle est infiniment diversifiée en ses manifestations concrètes. L’apôtre Paul insiste sur cette diversité surprenante et cette profusion, profusion qui manifeste la liberté de l’Esprit (1 Co 12–14) et s’exprime dans les « charismes » (le mot est formé sur « charis » = grâce et qui signifie la manifestation charnelle de la grâce en un tel et en une telle… ; Amoris laetitia considère le mariage d’abord comme un « don » ou un « charisme » (AL, 61 et 62) qui se manifeste de manière infiniment diversifiée quand un homme et une femme entrent dans une relation d’amour, se marient et fondent une famille.
La diversité de ses manifestations charnelles de la grâce ne se laisse nullement représenter par une sphère « où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point ou un autre » – on soulignerait alors la loi commune qui régit le mariage, abstraction faite de la diversité des situations, surtout de nos fragilités. C’est alors que la grâce se montre sous la forme de la miséricorde et d’une proximité infiniment concrète et inattendue de la part de quelqu’un qui accompagne et encourage celles et ceux pour qui les aléas de la vie produisent des crises, des bifurcations, des échecs et des fautes ; elle se manifeste alors comme ce qu’elle est, et qu’elle l’est jusqu’au bout : « miséricorde imméritée, inconditionnelle et gratuite » (AL, 297).
On le voit bien : la sphère et le polyèdre représentent deux figures d’Église différentes. L’exhortation sur la joie de l’amour nous oriente rigoureusement vers la seconde : voilà sa nouveauté exigeante, comme nous allons le voir. On comprend dès lors l’importance des trois verbes du chapitre 8 d’Amoris laetitia : discerner, accompagner et intégrer (dont les deux premiers figurent dans le titre de mon intervention). Dans une Église sphère, il n’y a rien à discerner et encore moins quelqu’un à accompagner, car il s’agit simplement d’enseigner une loi commune (celle de la doctrine catholique du mariage) et de donner éventuellement des conseils sur son application. Par contre, dans une figure polyédrique de l’Église, on suppose que la volonté gracieuse de Dieu sur telle personne et dans telle situation ne se réduit jamais à une simple conformité aux lois morales (AL, 304 et 305), mais est infiniment concrète et relève, à ce titre,
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d’un discernement spirituel, toujours singulier et effectué dans une relation ecclésiale d’accompagnement ; ce qui précisément aboutit à une configuration « multitudinariste » ou « polyédrique » de l’Église, bien éloignée de tout élitisme.
Je procède maintenant en trois temps : je commence par expliciter comment fonctionne le discernement spirituel ; je traiterai ensuite de quelques conditions préalables pour accéder à cet art, avant de parler de la relation d’accompagnement. Les perspectives ecclésiales, déjà abordées à l’instant, se préciseront au fur et à mesure de notre avancé.
I. Qu’est-ce que le discernement spirituel et moral ?
Le Glossaire de l’édition mentionnée au début donne une bonne définition du discernement :
Le discernement est l’art de faire des distinctions nécessaires pour la connaissance ou pour l’action. (1) Pour un chrétien, il s’agit de découvrir comment répondre à l’appel de Dieu et trouver pour notre bonheur ce qui est bien, « ce qui plaît au Seigneur » (Ep 5, 10). Saint Paul le dit clairement : il s’agit de se laisser transformer par Dieu et d’acquérir une « intelligence nouvelle » pour pouvoir « discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce que lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2). (2) Inspirée par l’Esprit, cette « intelligence du coeur » est une sagesse pratique, permettant de faire dans nos vies les choix conformes à l’Évangile. (2a) Elle permet de bien percevoir et hiérarchiser les diverses éléments d’une situation donnée, de juger des esprits qui nous inspirent « pour voir s’ils viennent de Dieu » (1 Jn 4, 1). […] (2b) Dans la vie morale toujours complexe, qui ne se réduit pas à l’application immédiate des normes, le discernement permet de repérer les inévitables conflits de devoir et de prendre en compte les circonstances et l’histoire personnelle de chacun pour prendre les décisions « ajustées » à l’amour et à l’appel personnel que Dieu nous adresse.
Je commencerai par les éléments de sagesse pratique (2) en réservant mes réflexions sur « l’intelligence nouvelle » et sur notre manière de répondre à l’appel toujours singulier de Dieu pour une deuxième et troisième partie. Trois éléments essentiels du discernement sont à considérer :
1. La « règle » et la conscience
Dans Familiaris consortio (1981), Jean-Paul II utilise la distinction « objective » entre situations « régulières » et « irrégulières » (FC, 65, 79, 80 et 85 : celle des divorcées remariées, celle de ceux qui sont seulement mariés civilement et vivent en concubinage, celle des homosexuels vivant ensemble, etc.) Dans Amoris laetitia cette distinction est relativisée et dépassée par une toute petite précision dans le texte : il parle de situations « dites » irrégulières. Car personne ne peut être réduit à ce qu’on « dit » de lui et encore moins à un dit « privatif » ou « négatif » comme tant de désignations si ancrées dans nos mentalités : « a-thées », « in-croyants », « ir-réguliers », etc. Ce n’est donc pas la règle qui est la référence ultime de la tradition chrétienne, à moins de transformer celle-ci en pratique « pharisienne », l’apôtre Paul ayant décrypté la tendance de cette posture « spirituelle » à se crisper sur la « lettre » qui alors peut réellement tuer (2 Co 3, 6). Dans l’Exhortation du pape François, la référence ultime est la grâce sous la figure de la miséricorde et le désir du bonheur durable de l’homme, porté par la grâce et la miséricorde.
Cette ultime référence, en total accord avec la tradition, implique aujourd’hui un sens plus aigu de la singularité des sujets et de leurs itinéraires ; ce qui, depuis le début des temps modernes, conduit la spiritualité et la théologie à scruter davantage l’unicité de la mystérieuse volonté de Dieu dans telle ou telle situation de telle ou telle existence en chemin ; je l’ai déjà noté dans mon introduction. La vie de tout être humaine est un tout ; il n’en « a » qu’ « un seul exemplaire », si je puis m’exprimer ainsi, qui ne lui est pas accessible en tant que « tout ». Mais ce « tout » se présente à lui sans cesse sous la forme de sa « conscience » ou de la « voix divine qui se fait entendre dans le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu » (comme le dit Gaudium et spes, 16).
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Restons quelques instants avec cette instance ultime du discernement. Je disais que la conscience se présente sous la forme d’une « voix silencieuse », celle de Dieu en chacun de nous. Cette voix m’autorise à exister librement ; elle me dit d’abord avant tout le reste : « tu peux » et non pas d’abord « tu dois ». Elle ne dicte donc rien mais nous donne d’abord de pondérer librement ce qui convient ici et maintenant et qui plaît à Dieu. Elle ouvre l’être humain au « tout » de sa vie – elle lui rappelle qu’il n’a qu’une seule vie –, une vie qu’il a reçue et qu’il peut mettre en jeu pour autrui ; « l’ouverture au définitif » (cf. AL, 123) est donc sa marque ultime. Ce qui, d’un point de vue anthropologique, fonde d’ailleurs l’évangile de l’indissolubilité, annoncé par Jésus.
La « règle » ou la « norme » ne disparaît nullement dans cette insistance sur la conscience et son ouverture au définitif. Elle ne se situe pas sur le même plan et ne représente jamais une « objectivité » atemporelle et séparée de la conscience historique et limitée de l’Église « de ce temps » (huius temporis, comme dit la Constitution pastorale Gaudium et spes de Vatican II) ; elle doit donc sans cesse se laisser traverser et « recadrer » par les paroles et les actes de Jésus, tels qu’ils ont été relus par la tradition et, dernièrement dans le premier chapitre de l’Exhortation, j’y reviendrai.
Pour prendre l’exemple du mariage indissoluble, Jésus ne s’est pas engagé sur le terrain des normes concrètes de la Halakha ; il a parlé en tant que prophète eschatologique et non pas comme scribe ou docteur de la loi : l’indissolubilité n’est donc pas présentée sous forme d’une loi mais est à comprendre comme Évangile et promesse qui ouvre un itinéraire nouveau de fidélité ; point de vue qui est mis en valeur tout au long de l’Exhortation. Quant à la nécessaire « régulation » théologico-pastorale qui, dès le Nouveau Testament et tout au long de l’histoire de l’Église, entoure cette promesse pour la protéger et l’inscrire dans les circonstances du moment, elle a pour fonction d’orienter l’avenir du couple et de la famille.
Cette règle ou norme est nécessaire, car elle permet de s’orienter au sein d’un ensemble de plus en plus différencié de formes et styles de vie. L’Exhortation utilise ici deux termes techniques, celui de la « gradualité » et celui de l’« analogie ». Il y a une « gradualité » ouverte vers l’évangile de l’indissolubilité, fortement mise en valeur dans le chapitre 8, et qui milite pour un discernement pastoral, capable « d’identifier (dans chaque cas particulier) les “éléments qui peuvent favoriser l’évangélisation et la croissance humaine et spirituelle” » (AL, 293). Quant à l’ « analogie », elle permet d’honorer les formes matrimoniales d’autres traditions religieuses (même si les ombres ne manquent pas non plus ; AL, 77) et l’impossibilité de repérer cette analogie dans certains cas, comme dans des « unions homosexuelles » (AL, 251). On pourrait soupçonner l’idée de « gradualité » et l’utilisation de l’ « analogie » comme une manière de réintroduire subrepticement la distinction entre le « régulier » et l’ « irrégulier ». Il n’en est rien parce que le pouvoir de relativisation du « dit irrégulier » est maintenu jusqu’au bout et la recherche et la réalisation de la volonté du Dieu de grâce et de miséricorde, dans telle situation, gardées comme principe ultime (AL, 250).
Ce qui me conduit vers un deuxième aspect du discernement :
2. Le « regard différencié »
Face à l’opposition très courante entre le rigorisme des uns et le laxisme des autres, l’Exhortation introduit donc un nouveau point de vue, bien plus exigeant qu’on ne pourrait le penser. Car rien n’est plus difficile qu’adopter un « regard différencié » (AL, 298) dans la proximité. Cela exige une grande capacité d’ajuster, à la manière d’un zoom, l’oeil de notre caméra intérieure, beaucoup de mobilité
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d’esprit, voire parfois une reconnaissance et une conversion de nos préjugés ; bref, la nécessité permanente d’emprunter la via caritatis, comme dit l’Exhortation (AL, 306).
D’abord : il n’est pas aisé d’apprécier les diverses situations d’union en toutes leurs nuances humaines, éthiques et théologales. L’Exhortation fait un effort considérable pour leur faire justice dans leurs particularités, des divorcés, souvent remariés, jusqu’aux familles monoparentales en passant par les unions homosexuelles (AL, 241-252, 297-300). La « gradualité » et le principe d’ « analogie » sont mis à rude épreuve quand il s’agit de rencontrer l’altérité de l’autre sans renoncer à ses propres convictions. Peut-être que de certaines situations, comme par exemple l’homosexualité, d’autres choses peuvent encore être dites (que dans AL, 250-251 : absence de toute discrimination, pas d’analogie avec le mariage), même d’un point de vue théologique : il faut simplement prendre radicalement au sérieux que le baptême nous libère de l’enfermement dans notre « condition » contingente, quelle qu’elle soit, condition qui est ainsi libérée de son caractère « destinal » (1 Co 7, 19. 29-31) et transformée en « lieu » d’appel, chaque fois unique. En effet, pour nous chrétiens, « tout homme est une histoire sacrée » (Patrice de La Tour du Pin).
Le « regard différencié » implique ensuite l’art exigeant du discernement qui ne peut être remplacé par aucune législation canonique, aussi affinée soit-elle. Le pape François le souligne avec fermeté (AL, 300). Un nouvel ensemble législatif pourrait en effet nous faire croire que le discernement ne consisterait que dans l’application de quelques règles communes, alors que, « dans des situations où tous les schèmes sont battus en brèche » (AL, 37), il s’agit d’affronter avec courage et joie la haute mer de l’indéfinie diversité des itinéraires humains, avec la « boussole intérieure » dont il a été déjà question.
Quant aux normes existantes, il faut bien connaître leur raison d’être et le contexte de leur formulation et savoir s’en servir, le moment venu, comme d’une « carte » ou d’un « outil », permettant de trouver, voire de tracer avec les concernés la route la meilleure (ou parfois, quand se déchaîne une tempête, la moins mauvaise). L’Exhortation propose un petit traité de discernement (AL, 296-306). J’attire notre attention sur les numéros 300 et 301 à 304, au coeur de ce petit traité, des numéros complémentaires à lire ensemble. Le premier aborde l’itinéraire d’accompagnement, la relecture et l’examen de conscience à réaliser avec un accompagnateur, le renforcement de la confiance en la miséricorde et la « formation d’un jugement correcte sur (1) ce qui entrave la possibilité d’une participation plus entière à la vie de l’Église et (2) sur les étapes à accomplir pour la favoriser et la faire grandir ». Les numéros 301sv abordent ensuite le problème des circonstances atténuantes, distinguant le jugement sur la situation et celui sur l’imputabilité : « Un jugement négatif sur une situation objective n’implique pas un jugement sur l’imputabilité ou la culpabilité de la personne impliquée », principe décisif qui nécessite de la part de l’accompagnateur pastoral une sérieuse conversion.
Une formule récapitulative articule parfaitement le discernement moral et spirituel, orienté par des normes, la vie dans la grâce qui reste son but principal et la pastorale ecclésiale qui lui est subordonnée : « À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église » (Al, 305).
Petite digression : si l’on réalise le niveau d’exigence que représente ce type d’accompagnement différencié, on peut se demander à juste titre si la formation des prêtres et laïcs engagés dans ce ministère est bien à la hauteur des enjeux humains et spirituels qui paraissent ici. Comment
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accompagner d’autres si l’on n’est pas soi-même accompagné ou supervisé et confronté, pendant un temps suffisamment long, à des exercices de relecture d’un échantillon suffisamment large de situations ou de récits de vie ? À l’arrière-plan de ces questions de formation se pose donc le problème du ministère dans l’Église.
3. La logique de la miséricorde et de l’intégration
La vision polyédrique de l’Église n’est donc pas une marotte du pape François ou une affirmation idéologique, mais la conséquence intérieure d’une manière de prendre sérieusement en compte la variété de nos itinéraires humains comme étant constitutive d’une conception pentecostale de la tradition chrétienne. Le pape François cite dans l’Exhortation l’extrait-clé de son homélie du 15 février 2015 sur la guérison d’un lépreux (Mc 1, 40-45), homélie prononcée à l’occasion de l’Eucharistie célébrée avec de nouveaux cardinaux. Il donne à ce texte, où il oppose la logique de l’intégration à celle de l’exclusion, une forme très solennelle et quasi “cathédrale” : « Le Synode s’est référé à diverses situations de fragilité ou d’imperfection. À ce sujet, je voudrais rappeler ici quelque chose dont j’ai voulu faire clairement part à toute l’Église pour que nous ne nous trompions pas de chemin : Deux logiques parcourent toute l’histoire de l’Église : exclure et réintégrer […]. La route de l’Église, depuis le Concile de Jérusalem, est toujours celle de Jésus : celle de la miséricorde et de l’intégration […]. La route de l’Église est celle de ne condamner personne éternellement ; de répandre la miséricorde de Dieu sur toutes les personnes qui la demandent d’un coeur sincère […Car] la charité véritable est toujours imméritée, inconditionnelle et gratuite ! » (AL, 296).
Cette intégration se fait sur la base indépassable de l’égalité baptismale entre tous. Celle-ci concerne avant tout notre condition terrestre en route vers la plénitude ultime : « aucune famille n’est une réalité céleste et constituée une fois pour toutes », lisons-nous à la fin du chapitre 9 sur la spiritualité matrimoniale et familiale (AL, 325). Ce qui implique qu’en-deçà et au-delà de toute distinction entre ce que nous percevons, peut-être à juste titre, comme « régulier » ou comme « irrégulier », nous avons reçu le don de découvrir que nous sommes tous pécheurs portés par la grâce et la miséricorde de Dieu, étant en quelque sorte privés, pour notre bonheur, du « jugement » sur autrui et sur nous-mêmes. Cette égalité est aussi celle de toutes les formes de vie ; aspect qui n’est que marginalement abordé par l’Exhortation, quand elle parle du célibat et de la virginité (AL, 158-162), et qui mériteraient davantage de réflexion théologico-ecclésiologique et de soin pastoral.
En définitive, une image nouvelle de l’Église se dégage de ce texte, largement liée à une autre manière de la regarder : une image « bigarrée » (Ep 3, 10, en référence à la tunique bigarrée de Joseph en Gn 37, 3), plus nettement marquée par les multiples épisodes de rencontre, parfois étranges, des récits évangéliques ; une image qui révèle et cache en même temps un « invisible », celui de nos itinéraires fragiles qui, pour une large part, se déroulent dans la pénombre de nos sociétés. C’est dans la mesure où nos communautés adoptent ce regard et l’image ou la vision en profondeur ainsi révélée qu’elles peuvent espérer devenir attirantes, précisément en raison du pôle d’humanité qu’elles représentent quand elles acceptent de sortir de leur enclos.
Ce qui me conduit maintenant vers une deuxième et une troisième partie qui porteront respectivement sur l’accès au discernement et sur l’accompagnement.
II. Trois conditions d’accès au discernement
Il me semble impossible d’exercer la tâche du discernement spirituel et pastoral sans remplir – au moins inchoativement – trois conditions : la lecture régulière des Écritures, un regard différencié sur la situation actuelle du mariage et des familles et une compréhension approfondie de
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l’enseignement de l’Église. Ces conditions, ce sont les trois premiers chapitres de l’Exhortation qui les explicitent.
Lire les Écritures
Commençons donc par la lecture de la Bible, qui est l’objet principal du chapitre d’ouverture, mais inspire aussi les réflexions du chapitre 4 sur l’amour dans le mariage et ouvre le chapitre 3 qui résume l’enseignement de l’Église. En première et dernière instance, c’est cette lecture des Écritures qui peut opérer la conversion missionnaire, attendue par l’Exhortation. Retenons surtout la manière de les lire, précisément à partir de l’expérience de la rencontre et en s’appuyant sur l’association entre la famille et sa maison (cf. AL, 44) : « Franchissons donc le seuil de cette maison sereine, avec sa famille assise autour de la table de fête » (AL, 9), nous dit le pape François au début du commentaire du psaume 128 qui lui offre le cadre concret et le climat dans lequel il relit, avec Jésus, les passages les plus importants de l’Ancien et du Nouveau Testament. En rappelant que le Nazaréen est né lui-même dans une « famille modeste » et que, itinérant, il n’a cessé de rencontrer un tel et une telle, entrant dans sa maison et partageant les drames, angoisses, tensions des familles (AL, 21), le Pape montre de manière concrète que « la Parole de Dieu ne se révèle pas comme une séquence de thèses abstraites, mais comme une compagne de voyage, y compris pour les familles qui sont en crise ou sont confrontées à une souffrance ou à une autre, et leur montre le but du chemin » (AL, 22). Tous les thèmes de la suite de l’Exhortation y sont déjà présents.
L’accompagnateur pastoral et lecteur des Écritures est alors invité à adopter le « regard de Jésus » ; c’est ce que François indique dès l’introduction en montrant que les « différentes interprétations de certains aspects de la doctrine » seront toujours dépassées par l’Esprit qui nous conduit à la vérité toute entière (Jn 16, 13), y ajoutant alors la formule surprenante : « c’est-à-dire, lorsqu’il nous introduira parfaitement dans le mystère du Christ et que nous pourrons tout voir à travers son regard » (AL, 3). Tout voir à travers son regard, c’est aussi le principe donné par le synode pour la relecture de l’enseignement de l’Église sur le mariage et la famille, rappelé au début du chapitre 3 (AL, 60, cf. aussi 77 et 78) commence par exposer l’icône (AL, 30) de la famille humaine de Jésus (AL, 61-66 à comparer avec AL, 18, 21 et 30).
Il est vrai, qu’on ne parvient pas immédiatement à adopter le regard même de Jésus sur le réel des époux et de leur famille ; il faut d’abord le contempler longuement, lui, le Christ Jésus et le découvrir comme Fils du Père dont l’amour infini se manifeste en celui qui s’est donné jusqu’au bout. C’est pour cela que, visitant les maisons à la suite du Christ Jésus, François « voudrait le contempler vivant, présent dans tant d’histoires d’amour, et invoquer le feu de l’Esprit sur toutes les familles du monde (invocation qui encadre l’ensemble des chapitres 3 et 4 : AL, 59 et 164). Tout-à-fait décisif, cet « arrière-plan » trinitaire de l’amour conjugal et familial est présent dans l’ensemble de l’Exhortation, mais ne s’ouvre comme une fenêtre que dans la rencontre effective d’un tel, d’un couple, d’une famille dans telle maison et à l’occasion de tel « événement ».
Adopter un regard affiné sur la situation actuelle du mariage et des familles
C’est en effet aujourd’hui que cela se passe et l’Écriture s’avère « compagne de voyage » si elle permet effectivement d’interpréter « les événements de chacune de nos familles » (AL, 30), dans le contexte actuel, et de nous aider ainsi à parvenir à « une compréhension plus profonde de l’inépuisable mystère du mariage et de la famille » (AL, 31). C’est précisément ce qui est proposé dans le chapitre 2 de l’Exhortation.
Trois facteurs principaux sont mis en relief : l’extrême diversité des situations, l’énorme fragilisation du lien matrimonial et familial et « la culture du provisoire » (AL, 39), à quoi
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s’ajoutent les problèmes concrets de migration, de la misère et d’innombrables défis particuliers, comme le handicap, les difficultés de l’éducation, la toxicomanie, le vieillissement, etc. Dès le début, l’Exhortation fait un constat et énonce en même temps un principe : « le désir de famille reste vif, spécialement chez les jeunes, et motive l’Église ». C’est précisément ce désir qui est menacé aujourd’hui de manière particulière par toutes sortes de « désirs » ou « besoins » et leur absolutisation narcissique (AL, 33, 34, 39, etc.).
Mais face à cette réalité, une sérieuse autocritique de la pastorale ecclésiale s’impose, condition sine qua non de la crédibilité d’un bon diagnostic du moment présent (cf. EG, 77) ; « car, reconnaît le Pape, notre manière de présenter les convictions chrétiennes et la manière de traiter les personnes ont contribué à provoquer ce dont nous nous plaignons aujourd’hui » (AL, 36). L’enjeu de la rencontre pastorale n’est pas d’opposer à la fragilité des interlocuteurs un exposé unilatéral des devoirs impliqués dans le mariage et de proposer un idéal lointain et inatteignable, mais de « présenter les raisons et motivations d’opter pour le mariage et la famille » (AL, 35), de rendre donc ces réalités « désirables » (AL, 36) ; ce qui est déjà l’oeuvre de la grâce, dont il a été question plus haut, capable de susciter l’ouverture et la confiance envers elle (AL, 36 et 37).
Entrer dans une compréhension approfondie du mystère du mariage et de la famille
C’est en cette brèche du « désir » au sein de la situation actuelle du mariage et de la famille que doit se reformuler la doctrine de l’Église en sa pastoralité constitutive et s’amorcer « une compréhension plus profonde de l’inépuisable mystère du mariage et de la famille » (AL, 2 et 31). Voilà l’enjeu du 3e chapitre. Hélène Bricout nous en a présenté, ce matin, les principaux aspects. Je n’ai donc plus besoin d’y revenir, sinon pour souligner à nouveau le « principe du primat de la grâce » (EG, 112). C’est ce primat qui fait comprendre qu’avant toute considération sur le statut sacramentel du mariage chrétien, mariage et famille sont prioritairement compris comme un « charisme », à savoir une manifestation charnelle, absolument singulière et relationnelle, de la grâce (1 Co 7, 7) qui, en raison du regard positif du Nouveau Testament sur la création, « inclut la sexualité » (1 Co 7, 5). Or, ce charisme qui est en même temps un sacrement, se situe dans le temps et dans l’histoire. Toute la réflexion pastorale des chapitres suivants, en particulier la « loi de gradualité » (AL, 293-295), repose sur cette prise de conscience : le sacrement représente un commencement, commencement d’une « suite » bien spécifique du Christ Jésus avec tous ses aléas (AL, 73 et 74 ; 186). Il est décisif que ce rapport intrinsèque entre le charisme et le sacrement du mariage et de la famille d’un côté, et la temporalité et l’historicité de notre existence d’un autre, soit traité comme faisant partie de l’enseignement de l’Église, pour éviter de séparer, une fois de plus, une doctrine atemporelle et une pastorale contingente.
Fait partie du caractère temporel et historique du mariage le fait que, pour la tradition latine, l’homme et la femme sont « les ministres du sacrement ». En l’occurrence, l’insistance moderne et contemporaine sur la conscience (AL, 37) est intimement liée à la mise en valeur des époux comme « ministres » du sacrement. Cela ressort aussi du fait que, dans la suite du chapitre, François souligne la responsabilité éducative des parents. Au début du chapitre 6 il ajoutera qu’ils sont, « par la grâce du sacrement, les principaux acteurs de la pastorale familiale » (AL, 200). Ce qui se reflète avantageusement dans l’assemblée réunie dans cette salle.
On aura perçu, je pense, l’interaction entre cet approfondissement de l’inépuisable mystère du mariage et de la famille, l’analyse de leur situation actuelle (« avec les pieds sur terre », selon AL, 6) et une lecture renouvelée des Écritures ; on aura surtout compris, je l’espère, que seule la rencontre effective avec l’existence concrète d’autrui permet d’y repérer, avec celles et ceux qui sont concernés, la volonté toujours singulière de Dieu. Pour pouvoir entrer effectivement – en accompagnateur pastoral –
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en contact avec les multiples situations, évoquées pour une part dans les ateliers de ce matin, il me semble – et je le redis – que les trois conditions d’accès, développées très rapidement, soit au moins inchoativement remplies. J’imagine que les réflexions sur la formation, en fin de journée, tiennent compte des trois premiers chapitres de l’Exhortation. J’en viens alors au dernier point de mon intervention :
III. L’art spirituel de l’accompagnement
Si l’on comprend que la vie ne se déroule pas seulement en surface, couverte par nos mass-médias, mais aussi et surtout dans la pénombre des coulisses de la société, dans nos maisons et appartements, au fond de nos consciences et au sein de nos délibérations plus ou moins secrètes, en interaction avec le monde de l’éducation, de la culture, du travail, de l’économie et de la politique, on réalise subitement – et c’est le but principal de l’Exhortation – qu’il va falloir vraiment apprendre à « regarder » en profondeur pour pouvoir nous « accompagner » mutuellement sur les chemins de la vie. C’est avec cet apprentissage que débute la « conversion missionnaire » de l’Église, tant souhaitée par le pape François (AL, 57, 201, 230 ; cf. surtout EG, 25-33).
1. Apprendre à regarder…
Sans doute avez-vous pu repérer l’importance très grande que le pape François attache au regard, au regard de Jésus et à notre regard différencié ou discernant sur les femmes et les hommes que nous rencontrons dans notre ministère d’accompagnement. Nous pouvons donc nous interroger silencieusement, pour finir, sur notre manière de regarder nos proches, nous demander ce que nous voyons et repérer peut-être les effets de notre propre regard. Nous découvrirons alors que regarder Jésus qui regarde nous permettra d’envisager les profondeurs de notre vie quotidienne et nos relations avec une attention contemplative. C’est ce que nous proposent déjà les trois premiers chapitres du texte, avant de nous emmener, pour la suite, regarder – au jour le jour – conjoint et famille avec un regard d’amour (ch. 4 et 5), d’adopter un regard pastoral ou éducateur (ch. 6 et 7) et, surtout, de regarder les fragilités humaines, illuminées par le regard de Jésus Christ, d’un « regard différencié » (ch. 8 ; AL, 298).
À quel point une telle expérience spirituelle est concrète, cela est rappelé tout au long de cet itinéraire d’apprentissage, par exemple quand François se fait écho de plaintes entendues : « Mon époux ne me regarde pas, il semble que je suis invisible pour lui » ; ou : « Dans ma maison, je ne compte pour personne, ils ne me voient même pas, comme si je n’existais pas » (AL, 128). Et pour montrer comment au contraire « cultiver l’amour contemplatif », il n’a trouvé meilleur moyen que de rappeler à notre souvenir la joyeuse scène du film Le festin de Babette « où la généreuse cuisinière reçoit une étreinte reconnaissante et un éloge : « Avec toi, comme les anges se régaleront ! » (AL, 129).
Il faudrait relire maintenant l’ensemble de ces chapitres pour suivre pas à pas l’apprentissage d’un regard d’amour. Ce qui ne peut être le but de cette intervention. Je me contente de souligner la différence de ton et de pensée qui se manifeste ici par rapport aux grands textes du passé, le premier chapitre de la deuxième partie de Gaudium et spes (1965) et la grande Exhortation apostolique Familiaris consortio de Jean-Paul II (1981). Si ces documents restent au niveau d’une pensée des structures fondamentales du mariage et de la famille, avec les inévitables durcissements qu’encourt une insistance sur l’architecture interne supposée homogène du phénomène et de la théologie de la famille, Amoris laetitia nous amène sur les routes de la vie et enseigne en racontant, apostrophant directement ses interlocuteurs sur ce qu’ils voient ou ne voient pas. Les
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structures ne sont pas niées, mais fortement relativisées par le don de l’amour, François tirant pleinement profit de cette ligne de pensée, déjà présente dans Gaudium et spes, et du « regard différencié » esquissé par Familiaris consortio (FC, 84 et AL, 298). Aller plus loin sur ce chemin, ce n’est pas engager un réarmement moral mais apprendre à voir autrement l’autre et la famille, avec les yeux du Christ Jésus ; c’est se mettre plutôt sur le terrain d’une « phénoménologie du quotidien » déjà travaillé par la grâce et par le désir de l’amour. Si les chrétiens, leurs communautés et leurs pasteurs savaient davantage regarder en profondeur… ! C’est en tout cas la condition sine qua non de toute pastorale familiale : apprendre à regarder…
2. …et à accompagner
Notons d’abord que les 6e et 7e chapitres qui portent respectivement sur la pastorale et sur l’éducation n’abandonnent pas cette perspective « contemplative » qui concerne à la fois les époux et la famille et celles et ceux qui les accompagnent, pasteurs, autres acteurs de la pastorale et des communautés (cf. AL, 218, 219, 224, 235 et 279). Parmi les termes les plus fréquents de l’Exhortation, celui d’ « accompagnement » signifie un aspect important de toutes nos relations – relations entre les époux et leurs enfants, etc. – et bénéficie à ce titre d’un arrière-plan théologique – « la condescendance divine accompagne toujours le chemin de l’homme… » (AL, 62 et passim) – ; mais il désigne aussi un versant décisif de l’activité pastorale qui trouve son origine dans la parabole de la centième brebis : « L’Église sait bien que Jésus lui-même se présente comme Pasteur de cent brebis, non pas de quatre-vingt-dix-neuf. Il les veut toutes » (AL, 309).
Selon le pape François trois aspects de cette pastorale d’accompagnement méritent d’être pensés aujourd’hui de concert. D’abord le lien entre d’un côté, une compétence nécessaire dans ce domaine, impliquant d’autres disciplines que la théologie et d’autres acteurs que les pasteurs, sans minimiser la valeur fondamentale de la direction spirituelle et de la réconciliation sacramentelle (AL, 201-204) et de l’autre, une réelle proximité dans l’esprit des récits évangéliques : « Pour affronter une crise, il faut être présent. […] Dans les situations difficiles ou critiques, la majorité des gens ne recourt pas à l’accompagnement pastoral, puisqu’elle ne le sent pas compréhensif, proche, réaliste, concret… », regrette le Pape (AL, 234). Un deuxième aspect du chapitre 6 est à retenir : à maintes reprises (AL, 202, 206, 207, etc.), le Pape insiste sur l’implication des communautés chrétiennes dans ce qui les concerne au premier chef, faisant de leur accompagnement « une préoccupation générique dans les grands projets pastoraux » (AL, 200), mais en comptant aussi sur la présence contagieuse des jeunes couples et familles dans les communautés (AL, 207). Un dernier aspect parcourt l’ensemble de ce chapitre pastoral qui déroule, pour la troisième fois (!), un récit-type de vie d’un couple et d’une famille, cette fois-ci dans la perspective de l’accompagnement. Les différentes étapes sont toutes évoquées et leurs enjeux humains et spirituels nommés (cf. surtout AL, 220) : le temps des fiançailles et de la préparation du mariage et de sa célébration (AL, 205-216), l’accompagnement des premières années de vie matrimoniale avec ses ressources spécifiques (AL, 217-230), les crises et difficultés diverses (AL, 231-238), sans oublier le retour inattendu d’anciennes blessures (239 et 240) et, finalement, l’expérience du deuil, avec une méditation très simple sur la perspective de la Résurrection et les « retrouvailles espérées par-delà de la mort (AL, 253-258).
C’est encore une autre première dans un document magistériel : une nouvelle théologie pastorale des âges de la vie se dessine ici. Rien n’en est exclu ; les crises, inévitables dans une vie en constante transformation, sont prises très au sérieux, sans dramatisation : « Chaque crise cache une bonne nouvelle qu’il faut savoir écouter en affinant l’ouïe du coeur » (AL, 232). Conseil qui
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ne garantit nullement que ces crises se « résolvent » sans séparation ni divorce. Mais même ou surtout ici, le Pape insiste sur un accompagnement qui va jusqu’au bout.
On aura perçu, à travers ces trois aspects, l’étonnante humanité du parcours pastoral d’Amoris laetitia, illustrant parfaitement le « nouvel humanisme » prôné à plusieurs reprises par le pape François. Ces dispositions nécessitent d’abord l’affinement du regard porté sur autrui, le conjoint et sur la famille, ensuite le renoncement à une culture du provisoire ou la capacité d’envisager la vie et de la contempler comme un tout et, enfin, une manière de s’accompagner, les uns les autres, sur ce chemin de vie devenu bien complexe. Cet apprentissage est long, reconnaissons-le, et ne peut rester une affaire de principes, d’idées ou de doctrines mais nécessite la « sortie » effective – l’expérimentation – de tous les acteurs, « pastoraux » et autres, en se laissant entraîner dans des rencontres imprévues, y suscitant des dialogues de qualité et la capacité d’engendrer du nouveau.
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Quelles perspectives ecclésiales ? C’était la question qui m’a été posée cet après-midi. Il me semble d’avoir répondu en vous présentant la figure polyédrique ou multitudinariste d’une Église fondée sur la rencontre effective des femmes et des hommes de ce temps, un peu comme à l’époque de Jésus en Galilée et aux premiers temps de l’Église. Une Église fondée sur la grâce et la miséricorde de Dieu, où tous ont leur place, chacun avec son itinéraire, et où tous peuvent apporter leur charisme à l’ensemble de la communauté ; une Église qui sait que la volonté et le bon plaisir de Dieu est toujours absolument singulier et ajusté à telle ou telle situation concrète ; une Église qui est donc capable, non seulement d’orienter globalement tous les croyants mais de respecter aussi la conscience de chacun, de discerner avec lui ses choix et d’accompagner chaque fidèle, grâce au ministère exercé par les couples eux-mêmes et par tous les accompagnateurs pastoraux et grâce au ministère spécifique des prêtres. C’est un véritable « passage » qui nous est proposé par Amoris laetitia, passage d’une Église-sphère vers une figure polyédrique de l’Église, davantage à l’écoute du travail de l’Esprit.
Christoph Theobald sj